
The artist is present
Marie-Eve Signeyrole, metteuse en scène
De quoi « Don Giovanni » est-il le nom ? Celui qui entre en scène en déclarant à Donna Anna : « Qui je suis, tu ne le sauras jamais... », n’est-il pas avant tout le corps sur lequel les autres personnages projettent leurs désirs et leurs solitudes ? S’emparant de Don Giovanni, la metteuse en scène Marie-Eve Signeyrole imagine le personnage éponyme de l’opéra de Mozart comme un performer qui s’expose au public : une manière d’interroger notre regard de spectateur.
Don Giovanni a été lu et relu par toutes les époques
depuis sa première apparition dans la pièce de Tirso de
Molina (1630). Lorsque l’on vous a proposé de mettre
en scène l’opéra de Mozart, comment avez-vous appréhendé
un personnage doté d’un tel background ?
Le mythe de Don Giovanni a la particularité d’échapper
à toutes les époques qui, au fil du temps, ont tenté
de le contenir, de l’expliquer, de le déterminer. Il est
par essence désobéissant, indiscipliné. Je pense que
c’est la raison pour laquelle il continue de nous fasciner,
de bousculer nos certitudes et d’exacerber nos
nombreuses contradictions. Lorsqu’Eva Kleinitz m’a
proposé de mettre en scène l’opéra de Mozart, la première
idée qui m’est venue à l’esprit était : « Et s’il était
une femme ? ». Don Giovanni est défini par la somme
de ses conquêtes, ce fameux catalogue que déroule
Leporello sous les yeux d’Elvira médusée. Alors je me
demandais s’il serait concevable qu’il passe de l’autre
côté. Pourrait-il s’incarner dans le corps, les mots,
l’âme d’une femme à l’appétit sans limite. Quel serait
son impact social à notre époque ? Bien sûr, je savais
que changer le sexe de Don Giovanni serait difficile à
l’opéra, où les personnages sont déterminés par leur
tessiture vocale. (Je reste néanmoins persuadée qu’un tel projet devrait pouvoir voir le jour afin d’ouvrir d’autres voies et de faire résonner différemment ce personnage
aujourd’hui.) Quoi qu’il en soit, cette pensée
a habité les premières semaines de ma réflexion. Puis
elle a muté : mon attention a progressivement glissé de
Don Giovanni vers les femmes qu’il séduit : du prédateur,
j’en suis venu à m’intéresser à l’effet qu’il produit
sur ses conquêtes et plus généralement sur l’Autre...
Qu’est-ce qu’il fait résonner en nous de si violent, de si
passionné, de si vital ? L’opéra me fait penser à un système
solaire et Don Giovanni à un astre autour duquel
gravitent les autres planètes qui ont toutes besoin de sa
lumière, de son rayonnement, quitte à s’y brûler, à s’y
perdre pour se sentir exister.
Dans l’opéra, on a l’impression que Don Giovanni
considère les femmes comme les objets de ses désirs.
Mais la réciproque est également vraie : il est celui
sur lequel les autres personnages projettent leurs
désirs et leurs manques…
Théâtralement, il s’apparente surtout à une vertigineuse
collection de rôles : le gentilhomme que Leporello aimerait
être, l’amant ou l’abuseur d’un soir d'Anna, l’ennemi
intime d’Ottavio, le grand amour de la vie d’Elvira, la dernière aventure puis l’agresseur de
Zerlina, le rival de Masetto et, bien
sûr, l’assassin du Commandeur.
Le drame tourne en permanence
autour de lui : soit il est présent
et mène le bal, soit il s’absente et
demeure le centre de gravité des
conversations, des relations interpersonnelles,
de sorte que les scènes
deviennent les conséquences des
actes qu’il a commis. En réalité, il
n’existe que dans le regard de l’Autre.
Il n’est rien sans l’Autre, sans celles et
ceux qui l’investissent de leurs propres sentiments.
Sans la légende qui le précède, le monument que lui
a édifié la littérature, la rumeur qui court au-devant
de lui et contribue à lui conférer une aura terrifiante,
Don Giovanni n’a pas de consistance. Il est ce que
nous en avons fait. Il nous terrifie parce qu’il est notre
ouvrage.
Déjà, chez Tirso de Molina, il disait : « Je suis un
homme sans nom. » Comme si, en dehors de ce jeu de
séduction et de projections, il demeurait insaisissable.
Cette idée est également reprise dans l’opéra lorsqu’il
entre en scène, pourchassé par Donna Anna, et lui dit :
« Qui je suis, tu ne le sauras jamais. » D’où l’idée de le
traiter comme objet du désir des autres et de faire de
ses conquêtes les sujets désirants de notre spectacle.
Et c’est à ce stade de votre réflexion que vous croisez
le chemin de Marina Abramovic. En quoi l’oeuvre de
cette célèbre performeuse vous a-t-elle inspirée ?
Le fait qu’elle s’offre en objet-miroir de nos désirs tout
en demeurant indéchiffrable. Ce sont d’abord deux de
ses performances qui m’ont particulièrement marquée :
Rythm 0, réalisée en 1974 au Studio Morra à Naples, où
elle se tient face au public qu’elle laisse interagir avec
son propre corps au moyen de 72 objets disposés sur
une table ; The Artist Is Present, performée plus récemment
(2010) au MoMA à New York, où le public fait la
queue pour venir s’asseoir face à elle. Je trouve qu’il y
a un côté très donjuanesque dans sa manière de s’exposer
physiquement à l’Autre, donc à la Mort. C’est la
même pulsion qui anime Don Giovanni lorsqu’il invite
la statue du Commandeur à dîner puis s’abandonne à
la mort en acceptant la main qu’elle lui tend. Le personnage
de Don Giovanni n’est pas seulement un intense
désir en quête d’objets, il n’est pas seulement une pulsion
vitale : il est aussi celui qui s’expose, se risque dans
le regard de l’autre, une oeuvre d’art vivante, une « force
performative », un être de pur présent...
Comment ce « pur présent » s’inscrit-il dans la dramaturgie
globale de l’oeuvre ?
Don Giovanni s’oppose fondamentalement aux
autres personnages du drame : il oublie ou rejette
constamment le passé en ignorant les conséquences
de ses actes, traitant chaque relation amoureuse
comme si elle était la première. L’amour est pour
lui une première rencontre toujours recommencée.
A contrario, les autres personnages sont porteurs de
fictions, à l’image d’Elvira qui entre en scène en répétant
sans cesse les images du passé – l’ennui, l’amour,
la trahison, le couvent... En rejouant leurs souvenirs,
tous essaient de retenir dans leurs rets Don Giovanni
qui, lui, exalte le présent, le commencement, la vie.
L’idée d’une première fois toujours recommencée
rappelle le point de vue de Kierkegaard, qui
considère qu’en refusant de s’engager et de faire
des choix, le séducteur vit une existence « déréalisée
», hors du monde, contemplant sa vie comme
une oeuvre d’art : c’est ce que le philosophe danois
appelle le stade « esthétique ». Avez-vous vous aussi
été tentée de juger Don Giovanni?
Non. J’aime ce qu’il bouscule en nous. Je comprends
ce qui le brûle. J’aime à le voir se risquer encore et
encore : je trouve cette pulsion de vie salvatrice.
J’essaie de comprendre ce qui nous gêne tant dans la consommation qu’il fait des femmes et de l’Autre.
Pourquoi lui confère-t-on ce pouvoir ? S’il est évidemment
un prédateur, je ne l’ai pour autant pas joué dévorant
ses proies. Je n’ai cherché ni à le comprendre ni à
l’excuser. J’aime ce qu’on n’explique pas, j’aime me
confronter à l’absence de réponse, accepter ce qui nous
échappe plutôt que me poser en démiurge. J’aime adopter
la place de l'observatrice, même en étant créatrice.
Est-ce parce que vous vous intéressez à ce qu’il provoque
en nous plus qu’à Don Giovanni lui-même
que vous avez souhaité impliquer une partie du
public sur scène...
Nous passons notre temps à vouloir le définir. Il est pour
moi indéfinissable car il est la somme de nos contradictions.
Je souhaitais expérimenter l’effet qu’il provoque
émotionnellement et physiquement chez les autres
interprètes mais aussi chez les spectateurs venus assister
à la représentation. C’est cet effet qui fait selon moi
office de définition. Pour ce faire, il était nécessaire de
modifier le rapport du public au plateau. Une performance
ne trouve sa complétude que dans la présence du
public, qui devient la part manquante de l’oeuvre. Les
spectateurs participent au spectacle et contribuent, par
leur présence, à lui donner son sens. Bien sûr, nous ne
transformons pas intégralement l’opéra en performance.
À un tel processus l’oeuvre résisterait et nous devons
écouter ce que l’oeuvre a à nous dire. La forme que nous
fabriquons est nécessairement hybride. En
invitant le public à se risquer dans le regard
de Don Giovanni, nous intégrons les spectateurs
au processus de création, nous prenons
le risque de ne pas avoir la maîtrise totale de
l’objet, nous proposons au public, par son
regard, par sa présence, par son interaction
avec les interprètes, de modifier la représentation,
de la régénérer de l’intérieur.
La perte de contrôle, le risque – ou le plaisir ? – du
débordement, que tu évoques, font partie de l’ADN
de l’oeuvre : l’opéra de Mozart est pris entre deux
mondes – la rationalité du Siècle des Lumières et les
ombres du Romantisme à venir – tout comme Don
Giovanni est pris entre Donna Elvira qui l’implore de
se repentir et le Commandeur qui veut le châtier…
Cet entre-deux, c’est aussi l’idée de la « fugue », qui
est récurrente dans l’ouvrage : Don Giovanni passe
son temps à fuir les cadres dans lesquels on voudrait
l’enfermer.
Dans La Soupe POP – créé à l'Opéra national de Montpellier
en 2017 – vous invitiez déjà les spectateurs à
prendre part à un banquet sur scène en leur proposant
de partager un bol de soupe. Trouvez-vous la
réflexion sur la participation du public au théâtre
particulièrement inspirante ?
Je m’intéresse au rapport public/interprète, au risque
que prend l’interprète dans le regard du public, au
risque que prend le spectateur dans le regard de
l’interprète. Je trouve intéressante l’idée de multiplier
les risques. J’aime à casser le dispositif frontal
de la représentation, à jouer dans l’arène, dans la
proximité, dans l’intimité de l’Autre, à confondre les
espaces et à effacer les frontières entre la scène et la
salle qui limitent la portée des mots. Il est question de
théâtre mais il est aussi question de désir.