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The artist is present
05/06/2019

The artist is present

Marie-Eve Signeyrole, metteuse en scène


Par Simon Hatab

De quoi « Don Giovanni » est-il le nom ? Celui qui entre en scène en déclarant à Donna Anna : « Qui je suis, tu ne le sauras jamais... », n’est-il pas avant tout le corps sur lequel les autres personnages projettent leurs désirs et leurs solitudes ? S’emparant de Don Giovanni, la metteuse en scène Marie-Eve Signeyrole imagine le personnage éponyme de l’opéra de Mozart comme un performer qui s’expose au public : une manière d’interroger notre regard de spectateur.


Don Giovanni a été lu et relu par toutes les époques depuis sa première apparition dans la pièce de Tirso de Molina (1630). Lorsque l’on vous a proposé de mettre en scène l’opéra de Mozart, comment avez-vous appréhendé un personnage doté d’un tel background ?
Le mythe de Don Giovanni a la particularité d’échapper à toutes les époques qui, au fil du temps, ont tenté de le contenir, de l’expliquer, de le déterminer. Il est par essence désobéissant, indiscipliné. Je pense que c’est la raison pour laquelle il continue de nous fasciner, de bousculer nos certitudes et d’exacerber nos nombreuses contradictions. Lorsqu’Eva Kleinitz m’a proposé de mettre en scène l’opéra de Mozart, la première idée qui m’est venue à l’esprit était : « Et s’il était une femme ? ». Don Giovanni est défini par la somme de ses conquêtes, ce fameux catalogue que déroule Leporello sous les yeux d’Elvira médusée. Alors je me demandais s’il serait concevable qu’il passe de l’autre côté. Pourrait-il s’incarner dans le corps, les mots, l’âme d’une femme à l’appétit sans limite. Quel serait son impact social à notre époque ? Bien sûr, je savais que changer le sexe de Don Giovanni serait difficile à l’opéra, où les personnages sont déterminés par leur tessiture vocale. (Je reste néanmoins persuadée qu’un tel projet devrait pouvoir voir le jour afin d’ouvrir d’autres voies et de faire résonner différemment ce personnage aujourd’hui.) Quoi qu’il en soit, cette pensée a habité les premières semaines de ma réflexion. Puis elle a muté : mon attention a progressivement glissé de Don Giovanni vers les femmes qu’il séduit : du prédateur, j’en suis venu à m’intéresser à l’effet qu’il produit sur ses conquêtes et plus généralement sur l’Autre... Qu’est-ce qu’il fait résonner en nous de si violent, de si passionné, de si vital ? L’opéra me fait penser à un système solaire et Don Giovanni à un astre autour duquel gravitent les autres planètes qui ont toutes besoin de sa lumière, de son rayonnement, quitte à s’y brûler, à s’y perdre pour se sentir exister.

Dans l’opéra, on a l’impression que Don Giovanni considère les femmes comme les objets de ses désirs. Mais la réciproque est également vraie : il est celui sur lequel les autres personnages projettent leurs désirs et leurs manques…
Théâtralement, il s’apparente surtout à une vertigineuse collection de rôles : le gentilhomme que Leporello aimerait être, l’amant ou l’abuseur d’un soir d'Anna, l’ennemi intime d’Ottavio, le grand amour de la vie d’Elvira, la dernière aventure puis l’agresseur de Zerlina, le rival de Masetto et, bien sûr, l’assassin du Commandeur. Le drame tourne en permanence autour de lui : soit il est présent et mène le bal, soit il s’absente et demeure le centre de gravité des conversations, des relations interpersonnelles, de sorte que les scènes deviennent les conséquences des actes qu’il a commis. En réalité, il n’existe que dans le regard de l’Autre. Il n’est rien sans l’Autre, sans celles et ceux qui l’investissent de leurs propres sentiments. Sans la légende qui le précède, le monument que lui a édifié la littérature, la rumeur qui court au-devant de lui et contribue à lui conférer une aura terrifiante, Don Giovanni n’a pas de consistance. Il est ce que nous en avons fait. Il nous terrifie parce qu’il est notre ouvrage.


Déjà, chez Tirso de Molina, il disait : « Je suis un homme sans nom. » Comme si, en dehors de ce jeu de séduction et de projections, il demeurait insaisissable.
Cette idée est également reprise dans l’opéra lorsqu’il entre en scène, pourchassé par Donna Anna, et lui dit : « Qui je suis, tu ne le sauras jamais. » D’où l’idée de le traiter comme objet du désir des autres et de faire de ses conquêtes les sujets désirants de notre spectacle.

Et c’est à ce stade de votre réflexion que vous croisez le chemin de Marina Abramovic. En quoi l’oeuvre de cette célèbre performeuse vous a-t-elle inspirée ?
Le fait qu’elle s’offre en objet-miroir de nos désirs tout en demeurant indéchiffrable. Ce sont d’abord deux de ses performances qui m’ont particulièrement marquée : Rythm 0, réalisée en 1974 au Studio Morra à Naples, où elle se tient face au public qu’elle laisse interagir avec son propre corps au moyen de 72 objets disposés sur une table ; The Artist Is Present, performée plus récemment (2010) au MoMA à New York, où le public fait la queue pour venir s’asseoir face à elle. Je trouve qu’il y a un côté très donjuanesque dans sa manière de s’exposer physiquement à l’Autre, donc à la Mort. C’est la même pulsion qui anime Don Giovanni lorsqu’il invite la statue du Commandeur à dîner puis s’abandonne à la mort en acceptant la main qu’elle lui tend. Le personnage de Don Giovanni n’est pas seulement un intense désir en quête d’objets, il n’est pas seulement une pulsion vitale : il est aussi celui qui s’expose, se risque dans le regard de l’autre, une oeuvre d’art vivante, une « force performative », un être de pur présent...

Comment ce « pur présent » s’inscrit-il dans la dramaturgie globale de l’oeuvre ?
Don Giovanni s’oppose fondamentalement aux autres personnages du drame : il oublie ou rejette constamment le passé en ignorant les conséquences de ses actes, traitant chaque relation amoureuse comme si elle était la première. L’amour est pour lui une première rencontre toujours recommencée. A contrario, les autres personnages sont porteurs de fictions, à l’image d’Elvira qui entre en scène en répétant sans cesse les images du passé – l’ennui, l’amour, la trahison, le couvent... En rejouant leurs souvenirs, tous essaient de retenir dans leurs rets Don Giovanni qui, lui, exalte le présent, le commencement, la vie.

L’idée d’une première fois toujours recommencée rappelle le point de vue de Kierkegaard, qui considère qu’en refusant de s’engager et de faire des choix, le séducteur vit une existence « déréalisée », hors du monde, contemplant sa vie comme une oeuvre d’art : c’est ce que le philosophe danois appelle le stade « esthétique ». Avez-vous vous aussi été tentée de juger Don Giovanni?
Non. J’aime ce qu’il bouscule en nous. Je comprends ce qui le brûle. J’aime à le voir se risquer encore et encore : je trouve cette pulsion de vie salvatrice. J’essaie de comprendre ce qui nous gêne tant dans la consommation qu’il fait des femmes et de l’Autre. Pourquoi lui confère-t-on ce pouvoir ? S’il est évidemment un prédateur, je ne l’ai pour autant pas joué dévorant ses proies. Je n’ai cherché ni à le comprendre ni à l’excuser. J’aime ce qu’on n’explique pas, j’aime me confronter à l’absence de réponse, accepter ce qui nous échappe plutôt que me poser en démiurge. J’aime adopter la place de l'observatrice, même en étant créatrice.

Est-ce parce que vous vous intéressez à ce qu’il provoque en nous plus qu’à Don Giovanni lui-même que vous avez souhaité impliquer une partie du public sur scène...
Nous passons notre temps à vouloir le définir. Il est pour moi indéfinissable car il est la somme de nos contradictions. Je souhaitais expérimenter l’effet qu’il provoque émotionnellement et physiquement chez les autres interprètes mais aussi chez les spectateurs venus assister à la représentation. C’est cet effet qui fait selon moi office de définition. Pour ce faire, il était nécessaire de modifier le rapport du public au plateau. Une performance ne trouve sa complétude que dans la présence du public, qui devient la part manquante de l’oeuvre. Les spectateurs participent au spectacle et contribuent, par leur présence, à lui donner son sens. Bien sûr, nous ne transformons pas intégralement l’opéra en performance. À un tel processus l’oeuvre résisterait et nous devons écouter ce que l’oeuvre a à nous dire. La forme que nous fabriquons est nécessairement hybride. En invitant le public à se risquer dans le regard de Don Giovanni, nous intégrons les spectateurs au processus de création, nous prenons le risque de ne pas avoir la maîtrise totale de l’objet, nous proposons au public, par son regard, par sa présence, par son interaction avec les interprètes, de modifier la représentation, de la régénérer de l’intérieur.

La perte de contrôle, le risque – ou le plaisir ? – du débordement, que tu évoques, font partie de l’ADN de l’oeuvre : l’opéra de Mozart est pris entre deux mondes – la rationalité du Siècle des Lumières et les ombres du Romantisme à venir – tout comme Don Giovanni est pris entre Donna Elvira qui l’implore de se repentir et le Commandeur qui veut le châtier…
Cet entre-deux, c’est aussi l’idée de la « fugue », qui est récurrente dans l’ouvrage : Don Giovanni passe son temps à fuir les cadres dans lesquels on voudrait l’enfermer.

Dans La Soupe POP – créé à l'Opéra national de Montpellier en 2017 – vous invitiez déjà les spectateurs à prendre part à un banquet sur scène en leur proposant de partager un bol de soupe. Trouvez-vous la réflexion sur la participation du public au théâtre particulièrement inspirante ?
Je m’intéresse au rapport public/interprète, au risque que prend l’interprète dans le regard du public, au risque que prend le spectateur dans le regard de l’interprète. Je trouve intéressante l’idée de multiplier les risques. J’aime à casser le dispositif frontal de la représentation, à jouer dans l’arène, dans la proximité, dans l’intimité de l’Autre, à confondre les espaces et à effacer les frontières entre la scène et la salle qui limitent la portée des mots. Il est question de théâtre mais il est aussi question de désir.