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25/11/2019
Opera

Parsifal : sympathie mystique et messianique


Par frère Rémy Vallejo o.p.

Miroir d'un legs testamentaire emporté par un sentiment océanique, comme le suggérait l'étonnant et magnifique film de Hans-Jürgen Syberberg (1982), mais peut-être plus encore miroir d'une religiosité diffuse d'un xixe siècle résolument éclectique, Parsifal de Richard Wagner est d'emblée une quête spirituelle, d'aucuns diraient initiatique, qui exalte les représentations religieuses du Minnesang.


Dans le sillage de Tannhäuser et de Tristan, l'œuvre ultime de Richard Wagner, s'inspire de la poésie lyrique, épique et mystique des Minnesänger. Au gré de réminiscences, plus qu'une réelle adaptation, Parsifal est une reviviscence du Parzival de Wolfram von Eschenbach.Originaire d'Eschenbach en Bavière, Wolfram naît vers 1170 et meurt vers 1220, quand la chrétienté d'autrefois -- animée d'un optimisme conquérant qui la conduit jusqu'aux confins de l'Orient -- assiste, impuissante et démunie à la chute du royaume latin de Jérusalem en 1187. Dans l'esprit de ceux qui voyaient dans ce royaume un avènement quasi messianique, ce désastre confine au cataclysme et devient même une source de souffrance infinie qu'un homme du xxie siècle aurait peine à imaginer.

Inspiré de La queste du Graal de Chrétien de Troyes, où s'entrelacent savamment les motifs celtiques, les symboles bibliques et le langage de la foi chrétienne au gré d'un récit épique, le Parzival de Wolfram von Eschenbach, non moins épique, est une œuvre quasi méditative où le récit, les faits et les gestes sont d'emblée subordonnés à un propos spéculatif, au sens même du miroir -- speculum de la tradition médiévale -- dans lequel on voit toute chose, tout être et Dieu lui-même comme en énigme. Ainsi, dans une dimension thaumaturgique et salvatrice, le Graal représente bien plus que le calice de l'ultime repas de Jésus à la veille de sa Passion et la lance bien davantage que l'arme dont le soldat Longinus perce le côté du Christ sur la Croix. Sous la plume de Wolfram, tout ce qui est d'ordinaire vénéré comme une relique, telle la Sainte Lance conservée au xie siècle dans la chapelle palatiale de la résidence de Frédéric Barberousse à Haguenau, ne désigne pas une réalité en soi, mais cristallise une réflexion sur la condition et le devenir de l'homme.

Le Parzival de Wolfram von Eschenbach, où s'affrontent deux frères ennemis d'Orient et d'Occident ne parachève nullement l'œuvre de Chrétien de Troyes, mais la réinterprète à l'aune d'une interrogation sur la souffrance qui, tel le Livre de Job, demeure sans réponse. D'où vient-il que nous souffrons ? Face au mystère de la souffrance physique, morale, psychique et spirituelle, Parzival devient ainsi la geste aux accents douloureux d'une âme errante -- Parzival lui-même -- en quête d'un bonheur qui sans cesse se dérobe sur son chemin.

« J'ai longtemps erré sans guide, privé du secours de toute joie. Le bonheur pour moi n'est qu'un rêve. Je suis accablé sous le faix pesant de la douleur. (...) Tout bonheur pour moi a été enseveli vivant dans la tombe. Si Dieu m'avait accordé son secours, ma joie eût été bien autrement ancrée en ce monde. Elle sombre aujourd'hui dans une douleur sans fond. S'il faut que ce cœur vaillant continue à souffrir de ses blessures, si rien ne peut empêcher que la douleur ne pose sa couronne d'épines sur ce front à qui nombre de chevaleries et de combats contre des ennemis redoutables avaient valu tant d'honneur, il faudra bien que je le dise, à la honte de Celui qui a le pouvoir de donner assistance à tous les hommes et qui, quand il lui plaît, la sait donner promptement : il se refuse à me secourir, bien qu'on le dise secourable. »


Mais au-delà d'une interrogation sur la souffrance qui donne tout son sens à la geste du jeune Parzival, au cœur même du cri de l'homme de douleur, familier de la souffrance, le poème de Wolfram von Eschenbach est plus essentiellement une hymne à la fidélité divine où, dans des termes propres à la chevalerie, le célèbre « Dieu est amour », selon l'apôtre Jean (Jn 4,8), devient « Dieu est fidélité ». L'amour -- Die Minne -- selon le lyrisme épique du Parzival est ainsi une parfaite et harmonieuse loyauté -- la vertu même de triuwe -- qui est envisagée comme un pur reflet de la Déité.

À Monsalvat, face au mystère que cristallise le Graal, le jeune Parzival ne sait pas poser la question qui lui aurait ouvert le chemin de son existence. Il ne parle pas et demeure ainsi stricto sensu un infans, c'est-à-dire « un enfant ». Au jour du Vendredi Saint, ayant enfin reçu la grâce d'entendement de ce que désigne le Graal, l'homme qu'il est ainsi devenu, comprend enfin qu'il est vain et impossible de forcer Dieu à dispenser son secours. Car, dans sa fidélité, Dieu l'accorde d'emblée à tout être qui, dépris de lui-même, s'abandonne à sa divine volonté, loyale et créatrice. Au terme de son cheminement, le jeune Parzival retrouve ce que sa mère Herzéloïde lui avait confié.

« Fils, je vais te le dire en toute vérité : Dieu un être plus brillant que le jour, qui a bien voulu quitter sa propre forme pour prendre figure humaine. Fils, souviens-toi de cette sage parole : invoque Dieu dans la détresse ; il apporte toujours au monde une aide loyale. »

Lorsque Richard Wagners'empare du poème de Wolfram von Eschenbach,au bénéfice d'une intrigue résolument plus resserrée dans le récit de l'errance de Parzival et de la quête du Graal, la veine johannique du « Dieu est amour » retrouve incidemment sa force originelle quand la compassion du « souffrir avec » ou Mit-leiden se substitue à la loyauté prônée par le Minnesänger.


Au lendemain de sa lecture de l'œuvre philosophique d'Arthur Schopenhauer (1788-1860), Richard Wagner, comme ses contemporains épris d'orientalisme, découvre avec fascination la métaphysique du bouddhisme. Son enthousiasme est tel qu'il y découvre, selon son propre entendement, l'essence même du christianisme. Dans sa correspondance avec Liszt, il ne craint pas d'affirmer que « le christianisme pur et sans mélange n'est qu'une branche du vénérable bouddhisme qui, après l'expédition faite par Alexandre dans les Indes, a fini par se répandre jusque sur les côtes de la Méditerranée ». Ce détour pour le moins erratique qui, chez Wagner, manifeste une distance affichée à l'égard du matériau biblique vétérotestamentaire, le conduit paradoxalement jusqu'au cœur de la doctrine de la foi chrétienne : la compassion.

Si les trois Évangiles synoptiques esquissent le portrait d'un Christ de miséricorde, ou eleos, et si l'Évangile johannique révèle un Christ de charité, ou agape, c'est précisément dans l'épître aux Hébreux -- traditionnellement attribuée à l'apôtre Paul -- que Jésus, Fils de Dieu, est la figure de compassion ou sympatheia, selon le texte grec néotestamentaire.

« Il n'est pas impuissant à compatir à nos faiblesses, lui qui a été éprouvé en tout, d'une manière semblable excepté le péché. » (He 4, 15)

Selon le récit wagnérien, l'humanité blessée et l'humanité pécheresse qu'incarnent les figures d'Amfortas et de Kundry sont guéries, restaurées et donc sauvées grâce à la compassion -- Mitleid ---qu'incarne Parsifal.

« Bénies soient tes souffrances :

Elles m'ont donné, insensé, hésitant, La force suprême de la compassion (das Mitleids höchste Kraft), Le pouvoir de la connaissance la plus pure. » (Parsifal, Acte iii, 367)

Dans une conformation à la figure du Christ, telle que la reçoit Richard Wagner, Parsifal ou Fal Parsi, selon une étymologie pour le moins hasardeuse qui a néanmoins le mérite de mettre en exergue le « Fol en Dieu », est dès lors cet être pur -- rein -- d'âme et de corps qui, dans son innocence, lui qui ne sait pas, et qui donc ne connaît pas le mal, prend sur lui, assume et consume la souffrance de l'humanité tout entière. Au-delà de la quête initiatique de Wolfram von Eschenbach, Parsifal de Richard Wagner, est une voie symphonique -- et quasi mystique, si ce n'est océanique -- d'expression de la sympathie qui, in fine, est l'essence même d'une authentique identité messianique.

Novembre 2019