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08/01/2021
Dance

Le goût des autres

Entretien avec Bruno Bouché, directeur artistique du BOnR


Par Louis Geisler

Vous répétez actuellement avec les danseurs du Ballet de l'Opéra national du Rhin votre nouvelle pièce, Les Ailes du Désir, inspirée par le film éponyme de Wim Wenders. Pouvez-vous nous expliquer comment se déroule la création d'un nouveau ballet ?

Chaque chorégraphe suit son propre processus de création. Personnellement, je n'ai pas de méthode prédéfinie ou raisonnée. Avant de commencer le travail en studio avec les danseurs, je me nourris d'autres matières comme la littérature, la peinture, la poésie, ou le cinéma. Pour Les Ailes du Désir, j'ai beaucoup relu Rainer Maria Rilke et des écrits sur les anges. J'ai fait attention à laisser un peu de côté un certain temps le film de Wim Wenders pour préserver les premières impressions qui m'ont conduit à me lancer dans cette création.

Comment se passent les premiers jours en studio avec les danseurs ? Est-ce que vous créez en amont certains gestes chorégraphiques ?

De moins en moins. Je peux bien sûr me laisser emporter par une musique et commencer une improvisation chez moi, mais il en restera très peu dans la chorégraphie finale. J'ai besoin du corps des autres pour créer et de danser avec eux. Je peux arriver avec des idées de gestes comme des images de respiration d'ailes mais je ne veux pas être dans le mimétisme. Les danseurs sont habitués à apprendre beaucoup d'œuvres du répertoire et énormément de figures, répétées encore et encore. Dans le cadre d'une création, j'aimerais que ces gestes leur soient propres. C'est compliqué car ils ont souvent une inhibition du fait de leur formation qui, il me semble, ne développe encore pas assez l'imaginaire et la créativité de l'interprète : ils ne se sentent pas encore autorisés à être si créatif. C'est quelque chose que j'essaie de leur apporter.

Quand avez-vous commencé le travail de création avec eux ?

Nous avons commencé mi-novembre mais, dès le début de la saison lorsque c'était possible, j'ai pris du temps avec un ou deux danseurs pour créer du matériel chorégraphique.


Quelle est votre « histoire » avec le film de Wim Wenders ?

Je l'ai vu pour la première fois vers l'âge de vingt ans au début des années 2000, dans un petit cinéma du Quartier latin lors d'une rétrospective consacrée à Wim Wenders. C'était l'époque où je commençais à me forger une vraie culture littéraire et cinématographique, après ma formation à l'école de danse de l'Opéra de Paris. Je suis sorti de la séance dans un état un peu cotonneux, sans savoir si j'avais aimé ou non ce film. Je découvrais une autre forme d'art, différente de ce que je connaissais jusque là. J'ai eu ce même type de réaction après avoir vu ma première pièce de Pina Bausch. Je n'ai pas eu d' « évidence » sur le moment mais l'inconscient a fait son travail et ce sont des pièces et des images qui me resteront à vie.

Qu'est-ce qui vous a particulièrement marqué dans ce film ?

L'idée que les anges puissent entendre toutes nos pensées. C'est vertigineux quand on songe à tout ce qui défile dans nos têtes. Il y aussi une scène très courte dans laquelle Marion la trapéziste se parle devant un miroir tandis que l'ange Damiel se tient derrière elle et l'écoute, avant d'essayer de l'apaiser. Et puis il y a aussi le dialogue final entre eux deux dans un bar, filmé en couleur.

Adapter un film en ballet est une démarche peu commune...

Lorsque j'ai pris la direction du Ballet, mon intention était de créer de grandes pièces avec les moyens de production offerts par une maison d'Opéra et de proposer des spectacles avec une nouvelle dramaturgie, sur des sujets qui n'avaient pas encore été traités chorégraphiquement. J'avais vu le film de Wim Wenders sur Pina Bausch et il me restait un souvenir très profond des Ailes du Désir. Il y avait quelque chose à développer chorégraphiquement. J'ai trouvé que la danse pouvait se saisir de la poésie de ce film et la rendre d'autant plus palpable. Dans un entretien, Wim Wenders explique qu'il s'est emparé de l'imaginaire des anges pour montrer la beauté du simple fait d'être vivant. L'histoire des Ailes du Désir, c'est avant tout celle d'un ange qui renonce à l'éternité pour goûter la vie. Et le pari que je fais avec cette création c'est que la danse peut rendre compte de tout cela.


Pouvez-vous déjà nous donner une idée de votre spectacle ?

Le spectacle est divisé en deux actes. La première partie reprend la dramaturgie et les personnages du film. J'ai travaillé avec Christian Longchamp pour condenser certains passages. Je me suis éloigné de la notion d'un couple unique pour parler de l'amour au sens large. L'idée est de retrouver le « goût » de ce film dans le spectacle. J'ai traité ce premier acte de manière assez cinématographique. Il y a de vraies scènes, avec des ruptures et des changements de décors. La scénographie d'Aurélie Maestre m'aide beaucoup pour cela. Elle est faite de blocs qui se déplacent pour former de nouveaux espaces. La loge de Marion devient le Mur de Berlin, puis un night club, une piste de cirque ou une bibliothèque. Le second acte est plus poétique. Il s'agit de montrer ce que c'est d'être vivant, dans toute sa simplicité et sa complexité. J'ai essayé de développer une danse pulsionnelle puisée dans le lexique académique, avec des moments de sensualité et de tendresse également. Cet acte est purement chorégraphique mais retrouve une dramaturgie plus théâtrale vers la fin.

Le film de Wim Wenders est rythmé par les vers du poème Lorsque l'enfant était enfant de l'écrivain autrichien Peter Handke, prix Nobel de littérature controversé.

Je me suis éloigné de ce texte car malgré sa beauté formelle je n'arrivai pas à me détacher d'une lecture réactionnaire de sa poésie, en raison sans doute de la proximité et du soutien affiché de Peter Handke à Slobodan Milošević.Ce que j'en ai retenu, c'est la présence d'une enfant sur scène qui ouvre et clôt le spectacle.

La musique occupe une place très importante dans le film de Wim Wenders. Sa bande originale passe d'une couleur très aérienne et contemporaine à des sonorités qui évoquent la musique religieuse et l'univers du cirque. Le rock est également présent, avec plusieurs chansons de Nick Cave and the Bad Seeds qui faisait ses débuts au moment du tournage. Quelles musiques avez-vous choisi d'utiliser pour votre spectacle ?

Il y a une vraie dramaturgie musicale élaborée avec la compositrice Jamie Man à partir de pièces déjà existantes qui seront interprétées par les musiciens de l'Orchestre symphonique de Mulhouse sous la direction de la cheffe Simone Menezes. Nous avons choisi pour le premier acte des œuvres d'Olivier Messiaen et de Jean Sibelius afin de créer une atmosphère planante ainsi que des pièces de Steve Reich pour symboliser la pulsion de vie. Nous utilisons aussi de la musique plus actuelle comme celle du groupe allemand Einstürzende Neubauten dont l'un des membres a d'ailleurs collaboré avec Nick Cave. La musique du second acte comprend notamment des œuvres de John Adams et de Jean-Sébastien Bach mais notre sélection continue encore d'évoluer un peu.


Votre pièce Bless-ainsi soit-IL, présentée cet automne lors du cycle Spectres d'Europe, abordait déjà l'univers des anges et le mystère de l'incarnation. On a l'impression que vous vous servez de la danse pour rendre tangible l'inexprimable. Est-ce que pour vous la danse commence là où les mots s'arrêtent ?

La danse est mon moyen d'expression mais j'ai aussi besoin des mots. Ils sont complémentaires et je ne mets pas de frontière entre eux. Le corps permet d'exprimer différemment les choses.

Dans le film de Wim Wanders, Marion tente de s'affranchir des lois de la gravité pour s'envoler dans les airs sur son trapèze. N'est-ce pas le même désir qui anime les danseurs ?

Marion est effectivement à l'image du danseur qui tente de défier la pesanteur. Elle essaie de trouver un équilibre entre la gravité et son désir de sublimation. C'est le seul personnage principal du film qui exprime un désir d'élévation, à travers l'amour notamment. Sinon, il n'est question que de chute. Et c'est important d'accepter la chute : c'est accepter notre condition et notre finitude. C'est un goût de vivre particulier que de rechercher un équilibre entre cet esprit qui peut penser à l'infini, et ce corps qui nous rappelle sans cesse combien la vie est éphémère.

Propos recueillis en décembre 2020