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26/11/2018

La richesse intérieure

Sandra Pocceschi, metteuse en scène


Par Isabelle Pouget

L’Opéra national du Rhin défend avec enthousiasme et ambition l’idée qu’un spectacle destiné au jeune public doit être d’une exigence artistique et d’une originalité à la hauteur de l’attente d’enfants pour lesquels l’entrée dans le monde de l’opéra est une expérience mémorable. Raisons pour lesquelles Sandra Pocceschi et Giacomo Strada ont été sollicités pour créer Le Garçon et le poisson magique de Leonard Evers, une variation d’après un conte des frères Grimm. Un encouragement musical et poétique à s’ouvrir à l’autre.


Vous êtes danseuse de formation. Comment passe-t-on de la danse contemporaine à la mise en scène d’opéra ? Par un heureux hasard ! J’ai eu l’occasion de danser dans une production lyrique qui m’a fait prendre conscience des possibilités inouïes que pouvait offrir la mise en scène d’opéra. À l’époque, la danse ne me comblait pas totalement. J’avais également fait des études de philosophie, et je me sentais un peu tiraillée entre deux « pratiques » : l’une corporelle, l’autre plus intellectuelle. La mise en scène d’opéra représente en quelque sorte la synthèse miraculeuse de ces deux aspects de ma formation. Je me suis formée sur le terrain, en commençant par la régie de scène, puis l’assistanat en mise en scène.

Que vous apporte la philosophie dans votre travail artistique ? La philosophie peut être un outil pour l’analyse dramaturgique des livrets d’opéra et la conception d’un spectacle, au même titre que la psychanalyse, la littérature et bien d’autres choses. Il existe peu d’écoles spécifiques à la mise en scène d’opéra, aucune en France, et c’est une des richesses de ce genre que d’accueillir des personnes aux parcours hétéroclites et singuliers.

Vous montez aujourd’hui Le Garçon et le poisson magique de Leonard Evers dans le cadre d’une programmation jeune public. À Montpellier, vous avez mis en scène L’Enfant et les sortilèges de Ravel et L’Hirondelle inattendue de Simon Lachs. S’agissait-il également d’opéras pour un jeune public ? Parmi les ouvrages que nous avons mis en scène, ce sont certes les plus accessibles au jeune public, mais les représentations ne leur étaient pas spécifiquement destinées. Si L’Enfant et les sortilèges a été monté une première fois avec les jeunes chanteurs d’Opéra Junior de l’Opéra de Montpellier, des jeunes de 12 à 22 ans, il était présenté dans le cadre de la programmation générale de la salle, de même pour sa reprise en diptyque avec la création de l’Hirondelle inattendue, cette fois avec un casting de chanteurs professionnels. Créer un spectacle dans le cadre d’une programmation jeune public est donc une première pour nous.

Qu’est-ce que cela va changer par rapport à ces deux mises en scènes ? Le Garçon et le poisson magique s’adresse aux enfants à partir de 5 ans mais les adultes, accompagnateurs ou non, font également partie du public. Le défi est donc de pouvoir raconter une histoire de telle sorte que chaque « tranche d’âge » puisse y trouver son compte, de 5 à 99 ans. Cela dit, les enfants forment un public exigeant et cette œuvre a été composée spécifiquement pour eux. C’est une forme courte, au langage accessible, alternant parties chantées et parties parlées. Tout va très vite, l’attention est toujours en éveil. Il s’agit d’ailleurs plus de théâtre musical que d’opéra à proprement parler : pas d’orchestre, pas de chef d’orchestre, l’ouvrage est composé pour un unique instrumentiste, un percussionniste présent sur le plateau, et qui utilise de manière très ludique un grand nombre de percussions.

Le Garçon et le poisson magique s’inspire d’un conte de Grimm. En quoi ces contes qui datent du début du XIXe siècle vous paraissent-ils pertinents aujourd’hui ? Les contes sont intemporels. Leur matériau est d’ordre psychanalytique et moral. Dans Le Garçon et le poisson magique, la librettiste Flora Verbrugge a introduit beaucoup d’éléments du monde d’aujourd’hui. Il y est question de pizzas, de jeux vidéos, de sauna, de vacances au parc d’attraction… Les désirs qui, dans le conte, appartenaient au domaine de « l’être » – la femme du pêcheur souhaite devenir reine, impératrice, pape, et enfin Dieu – relèvent ici du domaine de « l’avoir ». Une « modernisation » qui n’est pas nécessaire pour que le conte parle aux enfants, mais qui ajoute une dimension supplémentaire à son message, d’ordre politique et écologique.

La sobriété de la partition de Leonard Evers, une voix et quelques percussions, peut sembler assez austère pour des enfants. C’est une musique assez éthérée et flottante. Comment rendre le merveilleux d’un conte, animer l’imagination des enfants dans une sobriété aussi grande ? Il y a effectivement économie de moyens dans cette partition écrite pour un instrumentiste et une unique chanteuse qui doit prendre en charge tous les rôles, la narratrice, le petit garçon, les parents, le poisson. L’ouvrage a plutôt été conçu pour de petits espaces, sans fosse d’orchestre, avec une narration délivrée de manière très intime, une proximité entre les interprètes et les enfants. C’est un défi pour nous qui avons la chance de présenter l’ouvrage dans de grandes salles. L’écriture est également très descriptive, presque didascalique, car elle est pensée pour pouvoir éventuellement fonctionner sans scénographie. Ce n’est pas notre cas, nous pouvons, grâce aux équipes de l’Opéra national du Rhin, soutenir le récit avec des images fortes qui fonctionnent de manière directe et émotionnelle et rehaussent le merveilleux. Il faut ruser un peu pour que ces images ne soient pas simplement redondantes avec le texte, ouvrir l’espace de la représentation. Notre proposition est de l’ordre du collage, elle maintient la dimension performative présente dans l’écriture de la partition, mais elle est également complexe : nous utilisons les animations vidéo pour passer très rapidement d’un univers à l’autre, et également un robot à taille humaine qui prend en charge le rôle du narrateur. C’est un personnage à part entière. Notre interprète peut ainsi se concentrer sur la dimension plus théâtrale de l’incarnation des personnages.

Les mots « simplicité, légèreté, pureté, fluidité » reviennent régulièrement dans les critiques de vos spectacles. On vous a même qualifiée de « calvinienne »  ! Cette épure musicale et visuelle n’est-elle pas trop difficile pour un jeune public ? Non, je ne crois pas. Nous aimons nous concentrer sur l’essentiel. Mais simplicité et légèreté signifient également des dispositifs ductiles et très ludiques, avec lesquels les interprètes peuvent interagir. Nos spectacles sont d’ailleurs en général faussement simples et légers au niveau technique, et leur fluidité le résultat d’un grand travail avec les équipes de l’Opéra.

Dans sa note d’intention, le compositeur explique qu’il a décidé de n’inclure ni déclaration ni autorité morale. Comment parler d’avidité et de démesure sans tomber dans une déclaration morale ? Pour nous, la dimension morale du conte est inévitable. Le désir étant par nature insatiable et en perpétuelle relance, à quelle aune le limiter ? Bien entendu, il ne s’agit pas de faire l’apologie de la pauvreté, mais nous avons abordé la pièce comme une réflexion critique sur les dangers de la société de consommation. Nous y avons lu une volonté de sensibiliser le jeune public aux enjeux écologiques d’aujourd’hui : la raréfaction des ressources naturelles et le dérèglement climatique comme revers de la société industrielle. De nombreux éléments du conte vont dans ce sens : le poisson qui maigrit au fur et à mesure de l’accumulation des richesses, les éléments qui se déchainent jusqu’à tout engloutir.

Vous travaillez toujours en duo avec Giacomo Strada ? Oui, avec Giacomo Strada, nous co-signons en général « conception et réalisation ». Nous prenons à deux toutes les décisions, qu’elles concernent le décor ou la mise en scène, car tout est lié, et tous les éléments s’articulent et se tissent ensemble dès le départ. Nous nous répartissons ensuite les rôles, Giacomo a des compétences techniques que je n’ai pas, mais l’ensemble du processus de création est proprement bicéphale. Nous sommes complémentaires et inséparables.