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Transformer son destin
Anna-Sophie Brüning, compositrice
Le compositeur espagnol Juan Crisóstomo de Arriaga est mort à 19 ans en 1826. Aujourd’hui méconnu, il fut cependant considéré comme le « Mozart espagnol » de son temps. Anna-Sophie Brüning et Paula Fünfeck ont réalisé un montage d’extraits de quelques-unes des plus belles pièces du compositeur et écrit un livret original, un conte magnifique qui évoque la nécessité de dépasser les obstacles, physiques ou psychologiques, pour vivre pleinement une histoire d’amour. L’opéra La Princesse arabe a été créé à Ramallah, en Cisjordanie, suite à une commande de la Fondation Barenboïm-Saïd. Il est présenté pour la première fois en France dans une mise en scène de Benoît de Leersnyder et sous la direction musicale d'Alexandra Cravero.
Qu’est-ce qui vous incite à composer des opéras pour enfants ou adolescents ?
Tout au long de ma carrière théâtrale, mais aussi lorsque j’ai travaillé au Proche-Orient ou dans des prisons pour adolescents, je me suis toujours retrouvée dans des situations où aucune oeuvre du répertoire ne convenait : soit les parties chorales ou solistes étaient trop difficiles, soit l’orchestre n’était pas assez sollicité (ou l’inverse), ou alors l’histoire n’était pas appropriée, ou la musique médiocre, etc. Cela m’a amenée à chercher dans les archives des trésors musicaux qui n’ont jamais été montés, et cela uniquement parce qu’ils avaient de mauvais textes, une dramaturgie confuse ou des thèmes ennuyeux. Ma partenaire, la dramaturge Paula Fünfeck, et moi avons commencé par « libérer » chaque musique de son texte ; puis nous avons tenté, par l’écoute, d’en comprendre les thèmes et la façon dont ceux-ci pouvaient s’agencer ; nous les avons réordonnés, nous avons complété ce qui était fragmentaire et nous avons reconstruit l’ensemble Dans le cas de La Princesse arabe, nous sommes même allées plus loin : à partir d’une étude pour piano de 18 mesures, nous avons élaboré et instrumentalisé tout un final. L’oeuvre de J. C. de Arriaga, décédé alors qu’il n’avait que 19 ans, est restreinte et ces quelques mesures possédaient exactement l’atmosphère que nous recherchions. Nous trouvons la combinaison de la musique « du passé » avec des textes modernes passionnante et gratifiante. Dans les opéras du XVIIIe et du XIXe siècle, les enfants apparaissaient tout au plus en toile de fond, comme « élément attendrissant » pour toucher un public adulte, jamais dans des rôles importants, et en tout cas pas dans un contexte pédagogique. « L’opéra pour enfants » s’adressant expressément à un jeune public est un genre qui ne s’est développé qu’au XXe siècle. Si l’on souhaite donner la possibilité à des enfants, surtout à ceux qui n’ont pas été éveillés à la musique, de découvrir, voire de participer à une production d’opéra, on se heurte souvent à l’absence de base musicale nécessaire pour aborder des oeuvres comme celles de Britten ou Henze. Avec nos pièces, nous essayons de reconquérir pour les jeunes chanteurs et spectateurs d’aujourd’hui les oeuvres du XVIIIe et du XIXe siècle.
Quel format préférez-vous et pourquoi ?
Nos pièces ont des formats différents, nous sommes très pragmatiques. Il existe, par exemple, deux versions de La Princesse arabe, l’une pour grand orchestre, l’autre pour neuf instruments. Les effectifs de l’opéra baroque sont extrêmement variables. Nous avons aussi deux versions de Die Bürgschaft (La Caution). Mais nous avons toujours sur scène des chanteurs professionnels et des enfants/adolescents. Ce mélange nous paraît très important.
Quels sont selon vous les éléments essentiels d’un opéra pour enfants, ceux qui vous paraissent indispensables ?
Les enfants sont un public exigeant, il faut bien plus que trois bons ingrédients !
Qu’est-ce qui différencie à vos yeux un opéra pour enfants d’un « opéra d’adultes » ?
Y a-t-il vraiment une différence ? Dans nos pièces, il n’y en a pas. Nous sommes convaincues que l’on peut s’adresser à toutes les générations en même temps. Les enfants comprennent certaines choses, les adultes en comprennent d’autres, mais la famille tout entière peut partager une expérience et en parler après. Lorsque des adultes s’ennuient à un « programme pour enfants », c’est, à mon avis, que quelque chose ne fonctionne pas.
Quelle a été votre expérience la plus inoubliable, la plus belle, la plus drôle ou la meilleure, lors d’une représentation d’un de vos opéras pour enfants ?
Je suis toujours émue lorsque des enfants et adolescents surtout ceux qui se trouvent dans des situations difficiles, comme bien sûr les jeunes en prison se dépassent et font quelque chose dont ils auraient dit la veille : « n’importe quoi », « quel kitsch » ou « un truc de pédés ! » (très commun en milieu carcéral). C’est comme un atterrissage sur la lune.
LE FLÉAU DU SILENCE PAULA FÜNFECK, LIBRETTISTE
Un conte philosophique plein de poésie pour toutes les générations et tendances religieuses, qui célèbre l’amour, le courage et la victoire de l’imagination, du récit et du dialogue sur les forces maléfiques du silence. Ali, un orphelin, veut toujours entendre une seule et même histoire, celle de la Princesse arabe. Les enfants de la rue se moquent de lui : les contes, disentils, ne sont que des mensonges, une fuite stupide dans l’illusoire, un somnifère pour les naïfs, et ils n’ont rien à voir ni avec la vérité ni avec la réalité. Un « Étranger » arrivé au village soi disant pour y recueillir des anecdotes, va aider Ali à raconter lui-même l’histoire. Impossible de savoir ce qu’il recherche vraiment ni pourquoi Safah, la « tante » d’Ali, a brusquement sombré dans un profond sommeil, ce qui l’empêche de poursuivre ellemême le récit. Pendant qu’Ali et l’Étranger s’entretiennent, l’histoire de la Princesse arabe prend vie, à tel point qu’elle supplante la réalité et se substitue à elle. Même les enfants de la rue ne peuvent se soustraire à son emprise et ils sont les invités imprévus au mariage de rêve du couple disparate que forment Amirah et Jamil. Mais les choses tournent mal : dans les amours insouciantes de la princesse gâtée et de son pêcheur inculte se glissent les malentendus, l’orgueil blessé et la vanité offensée ! Le marié perd subitement la parole, les amoureux sont arrachés l’un à l’autre et ils sont jetés dans une aventure dont l’issue sera – presque – fatale. L’histoire ne finira bien qui si ceux qui racontent l’histoire de Jamil et d’Amirah révèlent leurs propres amers secrets et mensonges. Et ce qui nous semblait au départ être la fuite d’un enfant harcelé dans l’irréel, se révèle comme sa quête déterminée de la vérité, et même comme le moyen pour lui de réconcilier sa propre famille déchirée.
Le faux orphelin Jamil récupère finalement ses parents – sa prétendue « Tante » Safah et le soi-disant « Étranger » qui se sont aimés puis perdus autrefois comme Amirah et Jamil : ils se retrouvent enfin après avoir compris, grâce à la parabole, la nécessité vitale de changer d’attitude et de parler l’un avec l’autre. Il s’agit vraiment de vie et de mort dans cette fable, où les conteurs découvrent cette nécessité pour eux-mêmes en plongeant dans le récit, qui leur fait comprendre les effets de leur comportement et leur permet de briser le processus de blessure, de vengeance, de fuite et de séparation qui paralysait leur existence. Une leçon pour certains puissants de ce monde, qu’il serait urgent de leur rappeler... Le malheur qui frappe et sépare les amants, c’est le fléau du silence, de l’absence de parole. En raison d’un mauvais sort, ils n’arrivent plus à parler l’un avec l’autre et ne peuvent retirer ce qu’ils ont dit, ou relativiser leurs mots ou leurs actions. Dans le conte, cela mène à la mort, et même plus : c’est la mort... ou alors le don d’une nouvelle vie : les personnages renversent la marche du Temps, ils deviennent les maîtres de leur histoire en effaçant leurs mots et leurs actions néfastes et, ayant droit à un deuxième essai, ils transforment leur destin.