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L'implacable mécanique de l'effroi et de l'extase
18/09/2018

L'implacable mécanique de l'effroi et de l'extase

Barrie Kosky, Metteur en scène


Par Johanna Wall

Des problèmes techniques et de sécurité insolubles ont obligé l’Opéra national du Rhin à modifier sa programmation. C’est une autre production de l’extraordinaire Pelléas et Mélisande de Debussy qui vous est ainsi proposée. À la faveur de ce changement, vous allez faire la connaissance avec l’imaginaire et la vision de Barrie Kosky, l’un des plus talentueux metteurs en scène actuels qui a su faire par ailleurs de la Komische Oper qu’il dirige depuis plusieurs années – où ce spectacle a été créé – « la » maison d’opéra de la capitale allemande et l’une des scènes européennes les plus passionnantes grâce à son ambition, l’originalité de sa programmation et un humour décapant…


Pour cette nouvelle production de Pelléas et Mélisande, vous vous limitez, au niveau des décors, à l’essentiel…
Je ne voulais ni mer, ni portes, ni tour, ni longue chevelure tombante. Je ne voulais absolument pas de meuble sur la scène. Une simple illustration du texte de Maeterlinck risque vite d’apparaître prétentieuse. Lorsque j’ai travaillé sur Tristan et Isolde avec mon scénographe Klaus Grünberg, ce fut tout de suite clair : tout, mais pas d’eau sur la scène, car la mer c’est l’orchestre ! C’est la même chose pour Pelléas. En outre, les personnages décrivent absolument tout ce qu’ils entendent et voient. Tout ce qu’on place à l’identique sur la scène est moins fort que ne le sont le texte et la musique. Des décors surchargés risquent de donner aux chanteurs la dimension de nains. Nous sommes partis d’une réflexion sur le caractère intimiste de l’œuvre et sa structure musicale différenciée, raffinée et fragile, dans laquelle chaque double-croche, chaque silence entre deux quarts de temps comptent. Ce qui doit aussi s’exprimer en langage corporel et dans la manière de jouer. Je pense que Debussy avait en tête quelque chose de très intime, de très privé, à demi chanté, à demi parlé. Un monde musical chuchoté, délicat, absolument naturel.

Les deux autres projets dramatiques inachevés de Debussy reposaient sur deux nouvelles d’un auteur qui passe pour un maître du roman d’épouvante : Edgar Allan Poe …
Le paysage psychologique dans Pelléas me fait toujours penser à Edgar Allan Poe : alternance abrupte de l’effroi et de la beauté, ou leur lien indissoluble – parfois à l’intérieur d’une même mesure. L’effroi, la beauté et l’érotisme se côtoient tout aussi abruptement dans les peintures de Francis Bacon. À la différence des arts graphiques ou de la littérature, cette proximité est rare dans l’opéra. Dans les tableaux de Bacon il y a aussi ces espaces restreints et, à l’intérieur, une seule figure parmi une foule de gens. J’ai demandé à Klaus Grünberg de concevoir un monde claustrophobe à la Poe/Bacon. Il eut l’idée d’un lieu dans lequel personne ne peut entrer ni sortir de son propre gré, seulement aller et venir – un motif important de l’opéra : Mélisande surgit de nulle part de manière inattendue ; Pelléas annonce plusieurs fois qu’il veut partir ; un bateau arrive et repart. Naître et mourir. L’espace scénique étrangement réduit renferme tous ces éléments : la mécanique du temps ou, si l’on préfère, du destin, un memento mori.

Alors que les peintures de Francis Bacon ont une forte présence ne serait-ce que par la densité des couleurs, l’espace scénique de Klaus Grünberg est complétement noir…
Les protagonistes deviennent des sculptures de théâtre, des corps soumis à des effets de lumière et mus par le mouvement de plateaux tournants. L’attention est entièrement dirigée vers les corps, le texte et la musique. Dans cet espace, la question « Qu’y-a-t-il de l’autre côté ? » ne se pose pas. L’espace fonctionne comme un rituel selon son propre mécanisme. En même temps, on reconnaît dans les personnages des frères, des amants, des mères, des grands-pères, des petits-enfants – une constellation familiale. Des êtres humains comme des plaies béantes, dans lesquelles on répand du sel. Culpabilité, haine de soi – les traumatismes familiaux sont pour moi des thèmes centraux.

… et la représentation de l’horreur qui les accompagne …
Bien entendu. Quel péché a-t-on commis ici ? Quel viol brutal ? Quel inceste ? Qui a frappé qui ? Et qui a assisté à la scène ? Qui aime qui et qui n’a pas protégé qui ? Pourquoi ne peuvent-ils pas se quitter ? Cependant, donner des réponses claires aux questions que soulève l’œuvre, c’est la trahir. Il faut faire sentir l’horreur, non la montrer. Car si on la montre explicitement, que ce soit par le décor, le costume ou l’action théâtrale, on glisse soit dans le cliché surréaliste soit dans l’abstraction prétentieuse. Or ni le texte ni la musique ne sont cela. L’œuvre fait appel à l’insaisissable, à l’onirique…


Pierre Boulez parle d’un mouvement de flux et reflux entre le réalisme le plus implacable et l’onirisme le plus impalpable...
En cela, je suis entièrement d’accord avec lui ! L’œuvre porte en soi autant de violence cachée que de violence déclarée, de menace de violence que d’actes de violence. Ce sont des scènes vitreuses, qui volent en éclats en laissant apparaître les fissures. Contrairement aux phrases wagnériennes en développement continu, Debussy aspirait à un théâtre musical articulé avec précision, dont le chant suit les inflexions de la langue parlée.

Selon Debussy, le compositeur d’aujourd’hui doit « chercher après Wagner et non pas d’après Wagner »...
De fait, on trouve dans la musique de Debussy de nombreuses traces de Wagner : des souvenirs, des échos du XIXe siècle, à partir desquels Debussy, au travers de l’instrumentation et du langage harmonique, a créé quelque chose d’entièrement nouveau. Debussy comprenait Wagner et l’admirait. Il y a des passages, en particulier au quatrième acte, dont la structure rappelle fortement Tristan et Isolde. La différence significative se trouve dans la fragmentation de la ligne vocale chez Debussy, un procédé qui ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire de l’opéra : le post-wagnérisme. C’est le début d’un langage musical radicalement nouveau – celui du XXe siècle. Le Pelléas et Mélisande de Debussy se distingue de tous les opéras qui ont été écrits à cette époque. Un petit rocher isolé au milieu de l’océan opératique. Même si on décèle dans l’œuvre de nombreuses influences musicales, l’histoire de l’opéra ne connaît qu’un avant Pelléas et un après Pelléas. Je pense qu’aujourd’hui encore tout compositeur français se mesure à l’aune de cette œuvre.

« Mesdames et Messieurs, voici mon Pelléas et Mélisande. Je vous prie d’oublier que vous êtes chanteurs », déclara Debussy aux chanteurs à la première répétition de la création de l’œuvre.
Avec Pelléas, c’est hop ou top ! Beaucoup de chefs d’orchestre font l’erreur de traiter les lignes vocales comme des voix orchestrales. Tout se fond alors en un grand legato uniforme et ça devient absolument barbant ! Lentement, vite, forte, piano – cela tout chanteur à peu près professionnel le domine. Ce qu’il faut faire, au cours des répétitions, c’est isoler chaque ligne vocale pour découvrir comment la musique exprime le texte et les états d’âme. En vérité, les chanteurs ne doivent jamais sombrer dans la musique. Au contraire ! Ils doivent surfer au-dessus, même quand la musique est d’une grande beauté. Ils ne doivent en aucun cas se baigner dans la musique comme dans une soupe tiède de poireaux-pommes de terre. Je veux une bouillabaisse épicée au-dessus de laquelle les chanteurs font des claquettes.

À la suite de la réception très partagée de Pelléas et Mélisande lors de sa création, le directeur du théâtre Albert Carré a rendu hommage aux spectateurs de la quatrième galerie, qui les premiers corrigèrent l’hostilité de ceux assis au premier balcon ainsi que du public de la répétition générale : « Le public non-professionnel s’est laissé toucher »...
Très juste ! Aussi par les merveilleuses petites scènes qui sont souvent coupées. Le petit Yniold jouant à la balle qui observe un troupeau de moutons rentrant au bercail. Golaud et Pelléas qui pénètrent dans une sombre grotte puis en ressortent. Pas plus de deux ou trois minutes de musique exceptionnelle pour dépeindre les abîmes insondables de l’être. Debussy décrit des émotions crues. Au début, Mélisande veut vraiment aimer Golaud. Golaud ne la force à rien et elle ne veut pas le blesser. Elle le trouve sympathique et fascinant. Il lui ressemble : deux êtres brisés. Mais elle rencontre Pelléas et découvre les affinités qui les unissent. Pelléas et Mélisande sont comme deux oiseaux. Pelléas est lui aussi handicapé sur le plan affectif, mais il est entièrement innocent. Il est le seul qui ne mente pas. Il ne sait tout simplement pas mentir. C’est ce qui rend sa mort – de surcroît par la main de son propre frère – si tragique. Il est important d’analyser jusqu’au bout ces caractères. Ce que beaucoup de productions ne font pas. Les personnages sont antipathiques, froids et insensibles – totalement à l’encontre du fond musical de l’œuvre. Pelléas et Mélisande contient tout l’éventail des sentiments humains : lutte contre l’inexplicable, jalousie et violence, effroi, peur, extase. Une œuvre encore aujourd’hui on ne peut plus provoquante. Une œuvre qui doit nous laisser avec un sentiment d’effroyable tristesse, sinon on a fait quelque chose de faux.