Le prophète laitier
Entretien avec Barrie Kosky, metteur en scène
Barry Kosky revient à l'OnR pour mettre en scène Un violon sur le toit. Un ouvrage qui tient terriblement à cœur au metteur en scène australien. Une pièce qu'il connaît depuis son enfance, et dont l'histoire est très proche de celle de son grand-père. L'histoire de l'exil juif. L'histoire ironiquement et atrocement universelle de l'exil.
La comédie musicale Un violon sur le toit a été l'un des plus grands succès mondiaux du xxe siècle
Le public se retrouve dans les thèmes de la pièce -- famille, traditions, changements sociaux -- qui n'est pas seulement une pièce sur l'histoire des Juifs. Les problèmes décrits sont universels, de sorte que la plupart des gens peuvent s'identifier à cette famille et au personnage du père avec ses conflits. Ce faisant, ce n'est pas une comédie musicale au sens courant du terme, mais plutôt une pièce de théâtre musical -- parmi les trois airs attribués à Tevye, un seul numéro est un grand air, et le dénouement est tout le contraire du dénouement « conventionnel » d'un musical de Broadway. Ce n'est pas un happy end reprenant à la fin tous les hits du spectacle. Ce à quoi nous assistons, c'est à la tragédie du village d'Anatevka. Les auteurs jouent consciemment avec les possibilités du Musical, mais renoncent dans le deuxième acte à toutes les recettes de succès du genre. Un grand nombre d'intellectuels, notamment d'intellectuels juifs, ont critiqué la pièce après la première. Pour eux, c'était du kitsch, du romantisme schtetl irréaliste, nostalgique, anhistorique, car les schtetl n'ont jamais été idylliques. La vie y était misérable et « inconfortable ». Cependant le public, au travers du personnage de Tevye, s'immerge dans l'univers d'Anatevka. L'important, c'est le plaisir que procure une pièce de théâtre -- nous ne faisons pas de théâtre documentaire sur les schtetl de l'Europe de l'Est.
Est-ce la raison pour laquelle nous ne voyons pas un village sur la scène?
Je voulais que la pièce se déroule dans un passé lointain. Elle ne devait rien avoir à faire avec l'œuvre de Marc Chagall, Le Violoniste, ni avec le monde réaliste d'un schtetl. Dans West Side Story, nous avions décidé d'omettre toute représentation visuelle de New York et de Manhattan -- nous voulions rester dans la métaphore. Avec Anatevka (Le Violon sur le toit), c'est un peu différent : nous avons besoin d'un espace pouvant être compris comme étant un village voué à la disparition. J'ai banni toute valise -- ce cliché du Juif en exil. Je ne voulais pas non plus de chambres, de murs, de maisons. Dans l'air final d'Anatevka, le chanteur demande ce que fut en réalité le schtetl Anatevka : « une chaise, un lit, une armoire ? ». Ce fut le point de départ du projet de scénographie de Rufus Didwiszus. Son décor est polyvalent, il remplit de multiples fonctions : les armoires sont des placards, dont les portes battantes permettent d'entrer et de sortir, mais qui peuvent être transformées, en meubles par exemple. Les meubles évoquent pour moi des souvenirs d'enfance très personnels, par exemple comment, enfant, dans la maison de mes parents en Australie, je rampais à quatre pattes entre les manteaux de fourrure dont mon père faisait commerce. J'adorais, ce faisant, inventer des histoires, des voyages dans le temps, par exemple dans l'Égypte ancienne. Un décor joue avec l'idée de rappel de souvenirs, d'histoires, de personnes que contiennent les vieux objets. Les schtetl ne possédaient ni architectes ni urbanistes : on construisait au hasard, selon la place, les moyens financiers, les matériaux à disposition. Le décor de Rufus Didwiszus reprend cette idée et celle du caractère provisoire de ces lieux. Il n'y avait pas de grandes allées superbes, seulement des petites ruelles et des quartiers minuscules. Les incendies étaient fréquents et les schtetl étaient laissés à l'abandon. Le monde des schtetl a disparu, il n'existe plus. C'est un aspect intéressant de la pièce : quand les habitants abandonnent un lieu, le lieu n'existe plus. Il ne reste plus qu'un monceau de ruines à l'abandon. J'ai essayé de m'imaginer ce que je ressentirais si ma famille venait à moi en sortant d'une armoire. C'est une image de mon enfance. Le petit violoneux du début de la pièce est l'arrière-arrière-petit fils de Tevye :il joue sur le violon de son père quand soudain tout le schtetl se rue hors de l'armoire. J'ai trouvé cette solution bien plus intéressante que la plupart de celles que j'ai vues à ce jour. Généralement la mélodie au violon qui introduit la pièce est suivie d'un déluge d'applaudissements pour l'interprète généralement connu, qui s'adresse ensuite au public en lançant ; « Eh ! un violon sur le toit, c'est complètement fou ! non ? etc. » On voit ça tout le temps.
Quelle est votre relation personnelle à la pièce?
Une pièce éveille toujours en moi des résonances, que ce soit sur le plan émotionnel comme avec Eugène Onéguine, ou par l'humour comme dans Les Perles de Cléopâtre. Il y a toujours quelque chose qui me parle immédiatement et directement. Sinon il me serait impossible de mettre ces pièces en scène. Je connais et j'aime Anatevka depuis mon enfance. Bien sûr chaque Juif de la diaspora se sent concerné par la pièce. Fiddler on the roof (Un violon sur le toit) fait partie de l'identité Juive de l'après-guerre. On a le droit de l'aimer ou de la détester. Mais ma relation à Anatevka est toute autre et d'ordre très personnel, car Anatevka a à voir avec l'histoire de la famille de mon grand-père, qui correspond assez exactement avec l'histoire que raconte la pièce. Les Kosky sont originaires du ghetto de Tchachniki au sud-est de Vitebsk, en Biélorussie. Tchachniki pourrait tout aussi bien être Anatevka. Mon grand-père, ses quatre frères et ses deux sœurs ont quitté ce schtetl en 1905, comme dans la pièce Anatevka et dans les mêmes circonstances. Ils ont fui les pogromes qui dévastaient la Biélorussie, en direction de l'Allemagne, où ils ne pouvaient cependant pas rester. De Hambourg ils sont partis pour l'Australie. Mais, à la différence de l'histoire d'Anatevka, une partie de ma famille est restée dans le schtetl. Mon arrière-grand-père, qui était gérant de la synagogue de Tchachniki, et son épouse vécurent jusqu'à leur mort en Biélorussie. Des millions de familles juives ont connu la même histoire. La société juive fut dispersée aux quatre coins du globe. C'est l'histoire de l'exil juif. C'est pourquoi Anatevka n'est pas une simple comédie musicale de Broadway.
Un violon sur le toit se situe au début du xxe siècle, mais son sujet est douloureusement actuel de nos jours...
Oui, malheureusement. Pour le dire ironiquement : si on jouait aujourd'hui Anatevka en arabe en Cisjordanie, la pièce serait d'une pertinence électrisante. Ce serait, j'en suis absolument sûr, exactement la même histoire : une bourgade et des gens à qui l'on dit : « Vous devez quitter vos maisons ! » Ce dont parlent Tevye et Golde dans la pièce, des milliers de Tevye et Golde palestiniens le vivent jour après jour. C'est d'une atroce ironie.
Aussitôt après la création allemande d'***Anatevka* à Hambourg, Walter Felsenstein monta la pièce au Komische Oper, à Berlin...**
Et avec sa décision d'inscrire Anatevka au programme du Komische Oper et sa détermination, il a fait preuve d'un incroyable courage. Il me semble que la communauté dans Anatevka est un prolongement de l'idée que se faisait Felsenstein de la communauté du théâtre. Aussi me paraît-il tout-à-fait plausible qu'il ait choisi cette pièce : cela allait dans le sens de son travail artistique avec son Ensemble. Mais d'inscrire cette pièce dans le répertoire d'un Opéra était une décision radicale. Qu'on s'imagine : sur le même plan que Les Maîtres chanteurs de Nuremberg! Anatevka est très appréciée en Allemagne et la mise en scène de Felsensteinest devenue proprement légendaire. Par l'opulente distribution sur scène, elle diffère complètement des productions de Broadway. À New York on voit au maximum trente personnes sur scène. À Hambourg et au Komische Oper, vu le nombre de personnes sur scène, nous avions, au vrai sens du terme, tout un schtetl sur scène.
Qu'en est-il de la conclusion de la pièce? De la décision que prend Tevye?
Tevye est prêt à pardonner à toutes ses filles, sauf à Chava. Je trouve formidable que la pièce s'achève sur des questions non résolues. Il laisse trois de ses filles derrière lui -- je suppose pour toujours. Elles restent en Europe, vont vieillir sans plus jamais revoir leur père, peut-être mourir... La fin de la pièce fait pressentir une perte irréparable. Par ses contradictions, Tevye devient incroyablement crédible.
Même s'il ne cesse de chercher des réponses, celles-ci ne le convainquent pas, il a des doutes. Tevye est quelqu'un que l'on frappe au visage mais qui survit avec des blessures et des cicatrices -- il est humain. Peut-être, vieux, est-il à Brooklyn plein de souvenirs contradictoires et de questions irrésolues, telle cette dure décision. Mais Tevye est aussi plein d'humanité, d'ironie, d'humour, de confiance dans l'humanité et d'espoir dans la réinvention des traditions.
Extraits des propos recueillis pour le programme du spectacle de la Komische Oper en décembre 2017.
Traduit de l'allemand par Catherine Debacq-Groß