
Faire chanter l'Orchestre
Jacques Lacombe, chef d'orchestre
Pour Jacques Lacombe, le nouveau directeur musical de l’Orchestre symphonique de Mulhouse, la redécouverte d’œuvres peu connues ou tombées dans le gouffre des oubliés de l’histoire de la musique est toujours un défi réjouissant. Avec Barkouf ou un chien au pouvoir, le chef d’orchestre canadien est servi. C’est sous sa responsabilité qu’Offenbach, par-delà la mort, va revivre et enchanter le public de l’Orchestre national du Rhin avec un opéra-bouffe aux accents à la fois surréalistes et anarchiques.
Bien que vous ayez dirigé l’Orchestre symphonique de Mulhouse a plusieurs reprises par le passé pour des productions de l’Opéra national du Rhin, à l’occasion de ce très attendu Barkouf d’Offenbach, vous débutez votre mandat de directeur musical de cet orchestre. J’aimerais saisir cette opportunité pour revenir tout d’abord sur votre parcours artistique. Quand avez-vous commencé à étudier la musique et à quel moment avez-vous fait le choix de vous orienter vers la direction d’orchestre ?
J’ai commencé à faire de la musique sérieusement relativement tard par rapport aux enfants de mon âge. C’est à onze ans que j’ai débuté l’étude du piano après avoir passé un été à pianoter sur un vieux piano qui se trouvait dans une maison que mes parents avaient louée. À cette époque, je chantais aussi à l’église dans une chorale au Cap-de-la-Madeleine qui était souvent accompagnée par de grandes orgues qui m’ont beaucoup impressionné. Ce qui a fait qu’à quatorze ans, je suis entré au conservatoire pour étudier l’orgue. C’est mon second professeur d’orgue qui m’a ouvert les yeux ensuite sur la direction d’orchestre. Je suis parti à Montréal où le conservatoire était à l’époque la seule institution au Canada à offrir un cursus complet en direction d’orchestre. Par la suite, à Vienne, j’ai complété cette première formation par l’étude de la direction chorale et de la direction d’opéra qui m’attirait tout particulièrement, la voix humaine ayant toujours fait partie de mon univers. Aujourd’hui j’enseigne toujours dans ce conservatoire en classe de direction d’orchestre. J’ai toujours aimé réunir des amis pour faire de la musique, réaliser des arrangements musicaux. Adolescent, j’aimais faire de la musique en équipe comme on fait du sport en équipe, sport que je pratiquais d’ailleurs beaucoup, le hockey en particulier. L’orgue par comparaison est une pratique très solitaire. Ce rôle de leader dans un groupe est venu naturellement.
Vous avez dirigé de très nombreux orchestres sympho-niques sur les continents américain, européen et asiatique comme chef invité et vous avez été, durant douze ans, à la tête de l’Orchestre de Trois-Rivières au Canada. Au moment où vous débutez votre aventure comme directeur artistique de l’Orchestre symphonique de Mulhouse, vous êtes-vous fixé des objectifs précis à atteindre avec vos musiciens ?
La responsabilité d’une institution est une charge très importante. Si j’aime découvrir de nouveaux orchestres comme chef invité, retrouver des orchestres que je dirige assez régulièrement, c’est tout autre chose que d’occuper un tel poste. J’aime travailler dans la durée. Charles Dutoit, dont j’ai été l’assistant à l’Orchestre symphonique de Montréal, disait qu’un orchestre c’est comme un paquebot : les changements de trajectoire ne se font pas comme à vélo. Le temps nécessaire pour développer une pensée orchestrale et un style de jeu est forcément long. Ça ne se fait pas en quelques heures de répétitions. C’est évidemment une partie de mon travail qui me plaît beaucoup. C’est notamment un travail au niveau de la précision, de l’articulation, du phrasé, de la sonorité, etc. J’aime à penser que dans mon style de direction, parce que je travaille autant au lyrique qu’au symphonique, ma relation constante avec les chanteurs doit influencer d’une certaine manière mon travail comme chef symphonique avec une approche centrée sur la voix humaine – j’essaie de faire chanter les orchestres que je dirige – et à l’inverse, quand je suis à l’opéra, parce que je suis très souvent dans la musique symphonique à travailler dans le détail de l’orchestration, je pense que mon rôle n’est pas celui d’accompagnateur, et que je peux faire de l’orchestre l’un des protagonistes de l’histoire. Les deux champs d’action se nourrissent pour moi.
Vous avez un très large répertoire. Au cours des dernières années, vous avez notamment dirigé des opéras de Chausson, Puccini, Gounod, Bizet et Offenbach, avec Les Contes d’Hoffmann à l’Opéra de Monte-Carlo avant l’été. Et au printemps prochain, vous dirigerez Les Hauts de Hurlevent de Bernard Hermann, ce très grand compositeur dont on connaît avant tout les musiques qu’il a composées pour plusieurs chefs-d’œuvre d’Alfred Hitchcock.
Il y a certains répertoires pour lesquels j’ai sans doute plus d’affinités, c’est-à-dire la musique romantique et la musique du vingtième siècle, mais j’aime aussi m’aventurer, de manière plus parcimonieuse, du côté du répertoire classique et même du répertoire baroque. Depuis le début de mon parcours, j’ai toujours essayé d’échapper aux catégorisations « chef lyrique » ou « chef symphonique ». J’ai même une assez grande expérience comme chef d’orchestre pour le ballet, ce que peu de chefs font. C’est sans doute ma curiosité pour beaucoup de domaines qui m’a amené vers cette diversité. Je pratique quatre langues couramment et je me suis mis à l’étude du russe. La science m’intéresse aussi beaucoup. En résumé, je n’ai pas l’esprit d’un spécialiste. Pour moi, il n’y a pas de frontière. De chaque répertoire, je tire des expériences et des enseignements qui me permettent de faire des liens, de lancer des ponts, de faire des synthèses. Tout me nourrit. Et cela me permet aussi de me renouveler plutôt que de tomber dans une certaine routine en me confinant à un seul type de répertoire.
Lorsqu’Eva Kleinitz vous a invité à diriger Barkouf, aviez-vous connaissance au moins du titre de cet opéra d’Offenbach ?
Pas du tout ! D’Offenbach, j’ai eu l’occasion de diriger quelques extraits d’opérettes en concert, mais c’est avant tout Les Contes d’Hoffmann que je connais en profondeur. J’ai immédiatement été très intéressé par cette idée car la redécouverte des œuvres du passé est aussi un des aspects de ma carrière. À Berlin, j’ai ainsi dirigé à la Deutsche Oper plusieurs opéras aujourd'hui complètement oubliés mais dont les partitions ont à mon avis de grandes qualités comme Der Traumgörge de Zemlinski, Die Dorf-schule de Felix von Weingartner ou encore Gisei – Das Opfer de Carl Orff. Je sors ainsi des sentiers battus, mais ce qui m’intéresse avant tout c’est la possibilité d’aborder des œuvres avec des oreilles fraîches d’une part, et de redonner vie à des opéras que personne n’a encore entendu. J’aime faire revivre des partitions sans être sous aucune influence, sans être marqué par un enregistrement de référence. Pour moi comme pour le public, c’est à chaque fois une expérience passionnante. C’est à la fois une liberté et une responsabilité. La première impression compte toujours beaucoup, donc je sais que l’attente est grande parmi les amateurs d’Offenbach. Cette production de Barkouf va donc forcément marquer les esprits.
Après plusieurs mois d’étude de cette partition et alors que se termine votre première semaine de répétitions à Strasbourg, quels sentiments vous procure Barkouf ? Comment jugez-vous la qualité de cet opéra ?
C’est extrêmement bien écrit ! Offenbach avait, comme on le sait, un formidable sens du théâtre et de la comédie, et on retrouve ce talent dans cette œuvre. Musicalement, c’est d’un très haut niveau d’inspiration. On sort de la salle de répétitions avec des airs qui vous restent dans la tête durant des heures ! Sur le plan de l’orchestration, c’est remarquablement composé. J’ai hâte d’entrer dans les détails avec les musiciens de l’Orchestre symphonique de Mulhouse pour trouver le raffinement que demande cette partition. Il y a des défis, comme souvent chez Offenbach. Comme interprète, il faut se positionner par rapport à certaines questions. J’aurais beaucoup aimé avoir la possibilité de le rencontrer pour les évoquer avec lui et pour connaître aussi son niveau de français. Originaire de Cologne, donc Allemand d’origine, tout en ayant une très bonne maîtrise de la langue française, il laisse passer des détails qui trahissent sans doute quelques incertitudes. Je pense à quelque gaucherie dans la prosodie. Le texte ne correspond pas toujours à l’accentuation de la musique. Je ne sais pas d’ailleurs dans quelle mesure c’était intentionnel de sa part. Cela va nous forcer à trouver avec l’orchestre une façon de phraser qui permettra de combiner les deux : l’accentuation musicale sans compromettre l’accentuation du texte. C’est un exercice que j’ai commencé à faire avec les chanteurs et qui est assez amusant. J’ai éprouvé la même sensation lorsque j’ai dirigé Les Huguenots de Meyerbeer, qui lui aussi n’était pas de langue maternelle française. Cela donne une autre dynamique au phrasé que je trouve vraiment intéressante.
Qu’en est-il de la nomenclature de l’orchestre ?
C’est très classique avec des bois par deux, des cors par quatre, des cornets, des trombones, un peu de percussions, une section de cordes et une harpe, qui ne joue dans toute l’œuvre que quelque chose comme seize mesures (sourire), notre harpiste fera donc une toute brève apparition. Au niveau de l’orchestration, il y a quelque chose d’assez classique, d’assez mozartien même ou qui rappelle Mendelssohn. C’est une écriture d’orchestre assez transparente. Il faudra travailler sur la sonorité, sur la couleur, sur les équilibres.
Pour vous avoir vu à l’œuvre avec la metteuse en scène Mariame Clément au cours des répétitions, j’ai le sentiment qu’une complicité s’est immédiatement installée entre vous. Votre intérêt pour le théâtre et l’opéra en particulier vous amène à apprécier tout spécialement je suppose ce travail de construction des personnages qui se fait dès les premières séances de travail ?
Si j’ai le choix dans mon temps libre d’aller assister à un concert ou d’aller au théâtre, j’irai au théâtre ! Le travail avec le metteur en scène est une des choses qui me donnent une grande satisfaction dans le fait de diriger à l’opéra. Mariame, que j’ai rencontrée en février dernier afin de comprendre dans quel univers elle souhaitait développer cette histoire, m’a confirmé par ses remarques ce que je savais d’elle, à savoir qu’elle a une grande sensibilité à la musique. Les productions les plus stimulantes auxquelles j’ai collaboré sont celles où le metteur en scène a pu parler presque en termes musicaux et le chef d’orchestre en termes théâtraux. Avec Mariame, c’est précisément le genre de relation de travail que nous sommes en train de développer. Elle souligne par exemple une intention de jeu que je cherche ensuite à exprimer sur le plan musical. Avec le souci de ne pas surcharger le message lorsque, par exemple, une intention est marquée de manière forte sur scène, il faut savoir parfois ne pas l’accentuer ou l’accuser avec l’orchestre. Et l’inverse est vrai tout autant. C’est une espèce de tango entre la mise en scène et la musique. Les productions les plus convaincantes sont celles où on arrive à arrimer la pensée scénique avec la pensée musicale.